La ville des masques
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Récit inspiré par « Les villes invisibles »
La ville des masques
M'accompagneriez vous jusque d'où je viens grand Kublaï, ce qui suppose un très long voyage, plus loin que la traversée de votre royaume, et de tous les déserts de l'Orient, et de toutes les villes qui vous sont étrangères, même si vous les reconnaissiez pour en avoir construit de semblables à la grandeur de votre règne, vous ne verriez pas, venu de loin par l'Est et par la mer, de grandes différences avec ce que votre intelligence ne connaisse déjà.
Ma ville vous apparaîtrait tout d'abord, aux confins du regard, par son immense campanile, que la brume couvre d'un voile plus léger que les plus fines dentelles des soies de Samarkande. En augmentant l'approche vous ne seriez pas surpris non plus par les façades étendues des palais, aux multiples colonnades dômes et minarets de toutes les formes, qui se puissent concevoir par l'architecture la plus avancée de l'Occident, inspirée des cultures exubérantes de l'autre rive de la méditerranée. Et, en mettant pied à terre dans le tumulte de l'appontement des grands navires, vous seriez émerveillé par cet espace dallé de marbre, bordé sur les côtés de son rectangle, des raffinements monumentaux du meilleur goût, qui accueillent l'intelligence et l'administration de la cité.
Je ne dis pas, votre Altesse, que vos palais impériaux ne soient pas d'une semblable perfection, venue de l'âme du plus grand monarque qui honore et gouverne ce monde, mais vous rencontreriez ici une variété infiniment différente dans l'arrangement des formes, qui fait que la géométrie la plus simple, bien que répétée sans cesse, produit un dépaysement permanent qui vous étonne, et tient au loin votre lassitude. L'architecture intérieure allie la grâce des enfilades et décrochements lumineux dans l'étroitesse des ruelles, de façon qu'à tous moments vous vous déplaciez dans la lumière omniprésente, qui vous surprendra aux lieux les plus sombres, au détour de leurs pêle mêle entrelacés, et ce quel que soit la direction où vous voudriez aller.
A supposer que vous vous éleviez dans les airs au milieu des cohortes d'oiseaux qui enchantent ces lieux, vous comprendriez l'esprit des occupants de l'endroit, fantasques et menteurs comme le vitrail multicolore qu'ils habitent, soudé par un réseau discret de canaux imprévus, mais ordonnés par cette logique secrète qui en fait un lien efficace entre les diverses parties d'un tout, d'une complétude savamment pensée et achevée.
Jusque là me diriez vous grand Khan, je ne vois rien qui m'étonne davantage que ce que je sais déjà, par l'observation de mon royaume, sauf si je ne fais pas omission de cette atmosphère étrange qui me dépayse, sans que je me sente l'étranger de ces lieux … Sans doute se pourrait il alors, que les personnages nonchalants et affables qui croiseraient respectueusement vos pas, soient pour eux mêmes des étrangers ? Car vous ne verrez jamais leur visage ; qui sont ils est une question qui leur est inconnue. On dirait qu'ils ne sont pas, insaisissables par leur apparence qui les rend différents d'eux mêmes, et de vous comme de moi. Certes le déguisement est une pratique fort répandue en toutes contrées, mais ici vous verrez des parures qui expriment ce qu'aucun d'entre nous ne sait exprimer de lui même, qui expriment son « être étranger », qui est aussi le vôtre sans doute, et c'est pour cela que vous ressentiriez ce que j'ai dit plus haut, en entrant dans la ronde des masques qui vous apporteraient l'immortalité si vous ne la teniez déjà du divin.